Pour avoir arpenté depuis quelques années des domaines agricoles et viticoles en conventionnel ou en bio, je me suis intéressé à ceux qui gèrent ces exploitations. Sont-ils contents de leurs pratiques ? Qu’ont-ils comme liens avec la nature au sens large, lune comprise ? Voici donc quatre portraits croisés de personnes qui se sont engagées à fond dans des pratiques culturales fort différentes les unes des autres.
Paul, éleveur
Il y a quelques années, Paul, éleveur de vaches m’a laconiquement lâché cette phrase : « Durant toute ma vie d’agriculteur, j’ai produit de la m… Et je n’en suis pas fier du tout ! » Devant un tel aveu, je suis resté silencieux. Je sentais le poids des multiples produits chimiques utilisés, des antibiotiques, des dettes à rembourser pour des tracteurs toujours plus lourds et sophistiqués. Il courbait l’échine, Paul, non pas de vieillesse mais d’une indicible culpabilité. Il m’a répété plusieurs fois que ce n’était pas de sa faute : « C’est le système qui veut cela ».
Dans nos conversations, Paul laisse cette question ouverte se demandant s’il n’aurait pas été plus simple d’écouter la nature ! Et pour toi, la lune fait partie de la nature ? Paul pense que ce sont des trucs de vieux. Il me parle de son grand-père qui cultivait avec la lune. Qui sait, me dit-il, il avait peut-être raison.
Michel, paysan bio
J’ai rencontré Michel, producteur bio. Je me suis aussi intéressé à son travail. A l’entendre, le bio est vertueux et permet de produire sainement pour l’être humain. Il se sent plus paysan qu’agriculteur. Et puis, prenant un air gêné, il me pose une question qui me laisse perplexe. Pourquoi, au bout de trente années de bio, il lui apparaît de plus en plus que son sol est sans vie. Alors qu’il était persuadé qu’avec des pratiques culturales bio, son sol ne pouvait évoluer que positivement.
Bourré d’amertume, il constate, au contraire, une forte diminution, voire une disparition des vers de terre et des micro-organismes qui peuplaient, autrefois, sa terre ! Au fil des ans, il a diminué la profondeur du labour pour adapter ses pratiques aux normes bios actuelles. Il a fait de même avec le nombre de pulvérisations de bouillie bordelaise. Auparavant, il passait dans son champ 21 applications de ce mélange de soufre et de sulfate de cuivre.
Ceci explique cela. Le cuivre ne se dissous pas dans le sol et fini par le polluer totalement ainsi que les nappes phréatiques. Michel ne comprend pas pourquoi les rendements diminuent au point où il envisage d’arrêter le métier. Et la lune là-dedans, elle apporte quoi ? Il balaie d’un revers de la main mon interrogation : ce sont des foutaises de bobos bio !
Roger et l’agroforesterie
La première chose qui provoque sa fierté, est qu’il sait qu’il ne va pas mourir idiot. En fait, son fils n’a accepté de reprendre l’exploitation agricole que si son père passait en bio pour commencer, en agroforesterie ensuite. Et Roger l’a fait pour son fils. En regardant loin derrière lui, il sait qu’il a tué sa terre à petit feu. Il sait aussi que son fils a eu raison de lui faire le chantage de la reprise. Il est fier de ce fils qui veut laisser un sol vivant à sa descendance.
Cela n’a pas été facile pour lui, ce changement. Il a dû jeter aux orties la plupart de ses connaissances, de ses pratiques. Il a même revendu ses anciens tracteurs pour en acheter des plus légers, des plus « low-tech » comme dit son fils. C’était encore plus dur pour lui quand son fils a commencé à planter des arbres fruitiers dans ses champs. Non mais, je vais pas devenir cueilleur de pommes, de poires ou ramasseurs de châtaignes ! Pardi, je cultive, moi. J’ai découvert petit à petit, me dit Roger, que ma terre se portait mieux, redevenait vivante. Dans le passé, j’appelais vermine (1) ce qui était en réalité nécessaire à la terre.
Un jour, ma fille m’a parlé de l’importance de cultiver avec la lune et le cosmos. Je suis tombé des nues, alors qu’elle ne s’est jamais intéressée à la ferme. Mon fils ne semblait pas étonné de la remarque de sa sœur. Au fond pourquoi pas ? Je ne les empêcherai pas de travailler avec ces méthodes bizarres. L’important pour moi est que la ferme puisse perdurer des siècles alors que je suis le rejeton de quatre générations d’agriculteurs.
Caroline, vigneronne
Et enfin, j’ai rencontré Caroline dans la salle de dégustation de son vignoble. C’est une femme épanouie que j’ai découvert me parlant avec passion de ses vignes, de son domaine, de la vitalité de son sol… Quand je suis entré chez elle, j’ai senti quelque chose de différent. J’ai senti une légèreté que je n’ai pas ressenti chez les autres. Il est vrai que j’ai été vigneron et maître de chai, une dizaine d’année dans un vignoble belge. Il y a eu, tout de suite, une connivence entre nous. Je sais de quoi elle parle. A chaque question que je lui posais, elle me répondait avec une grande bienveillance.
J’étais accueilli comme un ami alors que c’était la première fois que je la rencontrais. Son mari et ses enfants m’ont accueilli merveilleusement bien, alors que je ne suis, au fond qu’un client ! Ce qui m’a le plus frappé, c’est la passion avec laquelle cette famille parle de la nature, de la vie du sol, de leurs connaissances des rythmes lunaires et de leurs pulvérisations de bouse de corne, de la dynamisation de l’eau. S’il fallait accepter la biodynamie qu’ils utilisent depuis une quinzaine d’années, uniquement parce qu’ils sont bienveillants, alors oui, cela vaut la peine de connaître ce système de culture.
Pourquoi quatre portraits ?
J’aurais pu en choisir d’autres parmi les nombreuses personnes que j’ai rencontrées. J’aurais pu parler de cet agriculteur anonyme que j’ai rencontré à la Foire de Libramont qui m’invectivait en soulignant que la permaculture était une insulte pour son métier. Sa femme était nettement plus lucide que lui en lui signalant qu’il était heureux de manger les légumes naturels issus du potager familial. J’aurais pu signaler que cet agriculteur était le portrait tout craché de l’égoïste qui savait qu’il empoisonnait son célèbre client, mais que cela lui était complètement égal de le faire, parce que, de toute façon, il n’achetait jamais de sucre. J’aurais pu… mais je ne l’ai pas fait. J’avais juste envie de partager ces portraits-là. C’est probablement Paul qui m’a donné cette idée tant je sentais qu’il fallait tirer le portrait de ces gens-là. Ils sont touchants avec leurs interrogations et surtout avec cette envie d’aller de l’avant, pour changer le monde.
Géry de Broqueville
- Vermine est un nom générique pour parler des ravageurs ou des nuisibles dans les cultures. Un hiver rude va éliminer une partie de la vermine. Pour la définition de ce mot, je renvoie le lecteur à Wikipédia.